2012 -2

126ème année

p. 119

Un tournant
dans les relations internationales
(1979-1981)

par Guia MIGANI
et Christian WENKEL

La « troisième guerre d’Indochine » :
hégémonie chinoise, bénédiction américaine

par Laurent CESARI

Un tournant dans la politique française
de non-prolifération :
la présidence Giscard
(1974-1981)

par Jean-Philippe BAULON

La détente divisible :
les conséquences des crises d’Afghanistan et de Pologne vues de Moscou

par Evgeniya OBITCHKINA

Egon Bahr et la politique à l’Est de la République fédérale d’Allemagne,
1963-1975

par Jean-François JUNEAU


La
« troisième guerre d’Indochine » : hégémonie chinoise, bénédiction américaine

par Laurent CESARI

L’expression «troisième guerre d’Indochine» désigne les deux conflits armés survenus dans la péninsule indochinoise en 1979 : invasion puis occupation du Viêtnam par le Cambodge, puis «correction militaire» du Viêtnam par la Chine Populaire (RPC).

Conformément à la problématique du tournant dans les relations internationales, la communication s’attache à discerner dans quelle mesure ces conflits prolongent des tendances antérieures, et jusqu’à quel point ils annoncent des situations nouvelles.
Ces deux guerres ont révélé que la RPC, excipant du sentiment d’encerclement suscité par le renforcement du dispositif militaire soviétique à la frontière chinoise, voulait à son flanc sud des Etats qui lui fassent allégeance.
Décidée à contrer l’URSS après les avancées soviétiques en Afrique en 1978, l’administration Carter a exploité les tensions sino-vietnamiennes et khméro-vietnamiennes pour intégrer la RPC dans une coalition antisoviétique officieuse, dominée par les Etats-Unis, qui comprenait également le Japon et l’ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est).

Cette tentative rompt avec la «diplomatie triangulaire» pratiquée sous Kissinger, qui s’inscrivait dans une politique de détente et de compétition avec l’URSS, et non d’affrontement ouvert.

Le succès même de l’entreprise, dans laquelle les Khmers rouge ont joué un rôle notable, permet de la présenter comme le couronnement d’une politique américaine antérieure : la «doctrine de Guam» (1969), qui consistait à déléguer les opérations militaires à des puissances régionales.
Réciproquement, l’appui des Etats-Unis à la résistance cambodgienne a renforcé la surextension stratégique de l’URSS, avec un coût limité pour les Etats-Unis.
Dans cette perspective, la «troisième guerre d’Indochine» annonce la «doctrine Reagan» de 1985, qui visait à ruiner l’URSS en soutenant les guérillas contre ses alliés.

Toutefois, la RPC a refusé de servir de simple valet d’armes aux Etats-Unis. Deng Xiaoping concevait la normalisation diplomatique avec Washington et l’apaisement de la tension avec l’URSS comme deux initiatives complémentaires, visant à assurer à la RPC un environnement international calme, propre à favoriser les « quatre modernisations ».

De plus, malgré son importante collaboration militaire avec les Etats-Unis, la RPC n’a pu obtenir de Washington l’arrêt des ventes d’armes à Taiwan.
Aussi, dès 1982, opta-t-elle pour une politique étrangère strictement indépendante, opportuniste, dictée par les seuls intérêts nationaux.
Or, les déficiences militaires révélées par la «correction du Viêtnam» fournirent l’occasion de mettre en œuvre, à partir de 1985, la modernisation des armées chinoises qui était à l’ordre du jour depuis le milieu des années 1970. Ce programme valait également pour la marine de guerre, instrument de pression sur Taiwan.

Si l’on ajoute que la «correction du Viêtnam» a révélé la rupture de la RPC avec l’égalitarisme maoïste, l’analyse montre que la configuration actuelle des rapports sino-américains et la répartition des forces en Asie orientale et du Sud-Est se sont mises en place pendant la «troisième guerre d’Indochine».
Le contentieux sino-américain porte sur le commerce bilatéral et la sécurité de Taiwan. Sur le continent asiatique, les Etats-Unis tolèrent la domination chinoise, dans la mesure où elle est tempérée par l’ANASE. Ils conservent en revanche dans le Pacifique une supériorité navale écrasante, quoique contestée par Beijing.

The term «Third Indochina War» refers to the two armed conflicts of 1979 in the Indochinese peninsula: the invasion and occupation of Cambodia by Vietnam, and the short punitive invasion of Vietnam by China.
Since the theme of the conference is the idea of a turning point in international relations, this paper tries to ascertain to what extent the two conflicts are by-products of processes already at work in international relations, and to what extent they herald a new era.

The two conflicts revealed that China, alleging Soviet pressure at her northern border, required her southern neighbours to align against Moscow. Beijing tolerated noncommunist, basically pro-American neighbours like the ASEAN states, but not communist countries like Vietnam, which tried to steer an independent course between China and the Soviet Union.

After the Soviet penetration in Africa in 1978, the Carter administration used the tensions between China and Vietnam, and between Cambodia and Vietnam, to nudge China to integrate an unofficial anti-Soviet coalition, along with Japan and ASEAN countries.

Whereas Kissinger played the China card only to extract concessions from Moscow, Brzezinski aimed at roll-back. This policy was very successful, and support to the Khmers rouges was an important part of it. It can be viewed as the crowning achievement of the “Guam doctrine” of 1969: the United States was able to delegate the day-today work of containment to regional powers, including China. Insofar as this policy contributed to the strategic overextension of the Soviet Union, it foreshadowed the “Reagan doctrine” of 1985, which provided assistance to guerrillas against pro-Soviet states in order to drive the Soviet Union into bankruptcy.

Nevertheless, China declined to act as a mere proxy of the United States. According to Deng Xiaoping, diplomatic normalization with the United States and lowering of tension with the Soviet Union complemented each other. Both aimed at providing China with a peaceful environment which would make easier to implement the “four modernizations”.

Furthermore, although Chinese military cooperation with the United States was real, Beijing was unable to induce Washington to sell arms to Taiwan. This is why, as early as 1982, China opted for a fiercely independent, opportunistic foreign policy, which aimed only at maximizing its national interest. This turn was very annoying for the United States, especially since after the “correction of Vietnam”, which had revealed the glaring inefficiencies of Chinese armed forces, China refurbished not only its army, but also its navy, that is: its potential weapon against Taiwan.

Incidentally, the “correction of Vietnam” also revealed that economic greed was now widespread among the Chinese military. China was on its way to capitalism. Thus, although the Brzezinski policy soon came to naught, the “Third Indochina War” was a real turning point of international relations in Asia. It was then that Sino-American relations as we know them today began to take shape. By now, China and the United States are economic rivals and their military competition concerns above all Taiwan. The United States tolerates the primacy of China on mainland Southeast Asia, as long as it is mitigated by ASEAN, whereas American naval power in the Pacific is still unrivalled, although contested by China.